mercredi 29 décembre 2010

Reflexion. Entretien avec Rév. Kakudo Pierre Gerard

Extrait de l'article " Dieu et L'argent" de Pierre-Yves Frei, in Bilan 15.12.10


«Le spirituel et le bien-être matériel ne sont pas à opposer» Selon Jean-Yves Kakudo Pierre Gérard, maître zen à Genève, vivre selon les principes du Bouddha ne nécessite pas d’échafauder une théorie économique. Quoique...
Bilan La richesse matérielle est-elle coupable dans le bouddhisme?
Jean-Yves Kakudo Détenir des biens n’est pas en soi une mauvaise chose. C’est notre rapport à ces biens qui peut poser problème. Si l’on est obsédé par la possession et l’accumulation, on cède alors à l’avidité qui, selon Bouddha, est à l’origine de la souffrance humaine. Se détacher de cette avidité qui est le fruit de notre narcissisme est le but de la pratique bouddhique. Cette vérité vaut aussi bien pour celui qui ne possède qu’une poule et deux canards que pour celui qui est assis sur un tas d’or. Cela dit, le spirituel et le bien-être matériel ne sont pas à opposer.

B La charité est-elle enseignée dans le bouddhisme?
JYK Nous parlons plus volontiers de compassion et d’empathie. Et on pourrait même préciser de juste équilibre. La pensée bouddhiste est profondément systémique. Chacun de nos actes influence notre environnement direct et par ricochet le monde entier. Nous devons donc penser en permanence aux conséquences de nos actes. En ce sens, on peut imaginer que le riche, pour participer à l’équilibre du monde, se doive de lutter contre la pauvreté s’il veut atteindre ses objectifs. L’autre n’est pas qu’un moyen ou un coût, l’autre est aussi acteur de sa réussite. Ce n’est pas lui faire de la charité, ce n’est qu’une juste rétribution.

Comment expliquer le succès du bouddhisme en Occident?
JYK C’est probablement en partie en réaction à la culture développée en Occident depuis des siècles, une culture du tout pour le sujet, qui cherche désespérément sa propre satisfaction. Cela a conduit nos sociétés à un hyperconsumérisme qui a fini par déstabiliser nos relations sociales et à accoucher d’un monde d’agressivité, de solitude et surtout de souffrances physiques et psychiques. L’Occident a redécouvert dans le bouddhisme qu’il n’est pas juste de considérer les biens au détriment des personnes, que le travail doit se concevoir comme un moyen pour développer ses facultés, dominer son égocentrisme et produire des biens et des services pour exister décemment. L’Occident a longtemps prêché: consommez plus et vous irez mieux. Le bouddhisme a un discours différent: il est possible d’être satisfait sans renoncer à la consommation, mais en la pratiquant de façon adéquate.



Nous ne sommes pas les auteurs de ce texte : pour reproduire  © Bilan  Pour lire l'intégralité de cet article : Pierre-Yves Frei  , "Dieu et Argent ", Bilan.ch  15 décembre 2010 - Dieu et Argent


lundi 27 décembre 2010

Debout! Assis! Couché! ou Taper dans le bidon du zen

[ Extrait Zen Attitude]  Alexandre Jollien publié dans letemps.ch du 24 décembre

Aujourd’hui, au supermarché, j’ai rencontré une ancienne disciple de Deshimaru. Nous parlons évidemment de zazen, mais voilà que mon interlocutrice s’anime lorsque je lui confie que je médite couché. Elle me dit que c’est du grand n’importe quoi, qu’on galvaude la tradition et qu’aucun monastère au Japon ne m’accueillerait. Je rentre à la maison dépité, presque prêt à tout arrêter. La méditation zen serait-elle interdite aux boiteux, aux estropiés, aux vieillards, aux handicapés?
©Alexandre Jollien
Ce serait oublier que le zen appartient au Mahayana, lequel entend amener tout le monde, boiteux ou pas, au Nirvana. Plus tard, en consultant mes livres, je lis cette phrase qui me réjouit ô combien: «Si vous voulez vous allonger, eh bien contentez-vous de vous allonger. C’est ce qu’on appelle le Zazen couché. Une fois sur votre futon, ne faites qu’inspirer et expirer, c’est aussi une bonne pratique Zen si on l’exécute scrupuleusement. Ne pensez à rien, ne faites que rester allongé. Lorsqu’on ne fait que rester allongé, on n’y mêle pas son Soi, et quand le Soi n’entre pas en jeu, c’est justement ce qu’on nomme essence.» Ravi, je referme le livre de Maître Inoue, Initiations au Zazen. Et dire que je pensais que le zazen consistait à pulvériser toutes les théories, les dogmes, les croyances. Je constate qu’on peut être assez souple pour maîtriser la position du lotus tout en restant trop rigide pour quitter son dogmatisme. 

Nous ne sommes pas les auteurs de ce texte : pour reproduire  © letemps Pour lire l'intégralité de cet article : Alexandre Jollien  , "Zen Attitude", letemps.ch  24 décembre 2010 - Zen Attitude

Alexandre Jollien, né le 26 novembre 1975 à Savièse, est un écrivain et philosophe suisse.Spécialisé dans la philosophie helléniste, il est également conférencier et intervient dans le cadre du rapport au handicap, comme par exemple dans une vidéo pour le Pôle emploi en France. Site officiel 

dimanche 26 décembre 2010

RIEN SANS CADRE

Publié sur Acta le 6 décembre 2010



Dans cette foisonnante exploration de la philosophie de l’art, Patricia Signorile, spécialiste de l’œuvre de Paul Valéry1, développe la métaphore de la « culture du cadre » en interrogeant l’épistémologie de la peinture, voire les cadres de l’humanisation, les possibilités du possible. Si cette méditation amplement documentée mène de l’Antiquité à l’extrême contemporain, les noms de philosophes tels Platon, Aristote, Descartes, Kant ou Hegel apparaissent continûment, mais aussi ceux de Panofsky, Haskell, Benjamin, Bourdieu ou Didi-Hubermann par exemple. « L’art dans son cadre doit être universellement compris » (p. 101), est l’une des prémisses de cette étude proposant une réflexion sur le « recadrage » de nos conceptions. Bien que l’on sache au plus tard depuis Léonard de Vinci que la peinture est également science, notre façon de comprendre la culture reste souvent dichotomique, séparant culture scientifique et culture artistique2. L’esthétique apparaît dans cette étude comme « le cadre de la vérité de l’art », or l’art étant forcément historique, « l’historicité de l’art en tant que devenir des cultures humaines pose le problème de l’identité de cet art qui se transforme au cours de son histoire » (p. 146). L’analyse de la peinture dans son cadre va bien au-delà d’une remise en question de l’art et de la peinture :
Équilibre, déséquilibre, épaisseur de la touche, lumière, prismes visuels, espace, mouvement, fragment d’une histoire, tous ces éléments alimentent le cadre d’une tension entre l’espace et le temps et favorisent la projection de l’instant dans l’espace. L’image picturale actualise un cadre de paradoxes et de polémiques, de stéréotypes imposés par une société qui, envahie pas la production d’images, est dépossédée du recul nécessaire pour les voir et les analyser. (p. 153)
Toute en étant une introduction instructive à la philosophie de l’art, cet ouvrage, avec ses détails historiques et ses réflexions congruentes, est également un plaisir de lecture – même si la quantité de chemins abordés risque de faire oublier, par moments, le questionnement principal. Il faut toujours trouver un cadre. C’est ce qui délimite l’étude de Patricia Signorile, en dépit de toute ouverture et des pensées transversales qui peuvent parfois sembler arbitraires : il s’agit du cadre lui-même, au sens métaphorique, mais aussi au sens littéral. Sans le cadre à travers lequel on passe, le « cadre » en tant que parabole n’existerait pas. Dans la mesure où tout ce qui se passe en nous se situe toujours dans un cadre donné, cela signifie que nous apercevons et reconnaissons les choses en adoptant une certaine attitude, donc à partir d’un cadre précis. Toute croyance, toute pensée prend place dans un cadre, même si l’on ne s’en rend pas compte au moment même où l’on croit ou pense quelque chose. C’est la distance qui permettra de distinguer le cadre : s’il n’est pas visible, il faut le révéler, s’il n’existe pas, il faut le créer, afin que tout ne se désorganise pas en indétermination. L’étude de Patricia Signorile démontre que la recherche consiste justement à trouver un cadre pour ce qui fut préalablement indéterminé : le cadre de la peinture. Qui a affaire au cadre mais suit en même temps la pensée ouverte, se trouve face à un paradoxe : un cadre crée de l’ordre, alors qu’un questionnement critique concerne un cadre que l’on ne connaît pas encore. Tenter d’y répondre, c’est trouver une explication, présenter un fait dans un ou dans de nouveaux cadres. Vers la fin de son étude, la critique affiche l’importance de « faire de la pensée et de l’art un gai savoir » : « Tant que l’image demeure le lieu des paradoxes et des polémiques, elle suscite une pensée vivante qui s’insurge contre les idéologies simplificatrices, les idées convenues, les stéréotypes imposés par une société […] qui finit par perdre le recul nécessaire pour les voir. » (p. 214) Ce livre montre que le cadre invente la peinture ; ce faisant, il participe à l’émergence d’un concept qui, en devenant un objet autonome, a révolutionné les domaines du religieux, du politique et de l’imaginaire.
L’Art du cadre
Composé de trois parties principales (« Le cadre visible : objet et normes », « Le cadre de la peinture : dispositifs et usages », et « Le cadre invisible : idées et matérialité »), cet ouvrage contient aussi un bref « Hors-cadre » placé après les douze chapitres formant ces trois volets. C’est par ce « hors-cadre » que nous allons commencer un prompt parcours à travers cette étude. « L’œuvre d’art nous entraîne dans un domaine dont le cadre exclut toute la réalité du monde environnant, et donc aussi nous-mêmes pour autant que nos faisons partie de ce dernier. » Cette phrase de Georg Simmel, tirée de La Tragédie de la culture (1895), ouvre ce court chapitre liminaire qui traite, entre autres, de « la libération de la figuration » :
Aujourd’hui, si la pratique des artistes remet en question le cadre contextuel de l’œuvre elle-même, le philosophe doit être attentif à cette nouvelle forme d’iconoclasme culturel. La peinture hors du cadre traduit une esthétique qui rompt avec la contemplation idéalisée au profit d’une plus grande proximité avec le spectateur. Enlever le cadre, consiste à symboliquement enlever toutes les limites de la peinture. (p. 209)
Que le cadre soit visible ou invisible, il « marque toujours une frontière, une rupture entre le monde intérieur et le monde extérieur. L’œuvre est le langage d’une séparation, son cadre. » (p. 210) Que l’on pense à la fenêtre d’Alberti ou au cadrage photographique, on peut y voir une boîte fermée. La bordure qui entoure un tableau ou l’encadrement d’un miroir peuvent apparaître comme quelque chose de rigide ; au sens figuré, c’est ce qui délimite les possibilités d’action. Mais c’est aussi ce qui constitue l’environnement d’une personne ou d’un objet – on pense au cadre de vie, ou encore, précisément, à celui de la culture. Abordant l’art contemporain, Patricia Signorile souligne que face au cadre du tableau et de la peinture, il reste la capacité philosophique et la visée de croire que « la lucidité porte le défi d’autre choses, car là même où il est impossible de voir une alternative, le cadre ne cesse de se reconstruire. » (p. 213) La fin de ce chapitre liminaire consiste en un plaidoyer concernant le développement produisant un sous-développement moral et physique, une incapacité de saisir les problèmes multidimensionnels, fondamentaux et globaux : « Le mythe de l’objectivité triomphante est ainsi pathologique et conduit abusivement à la dévalorisation de la subjectivité. » (p. 214)
L’introduction souligne l’importance du cadre – dans la peinture occidentale depuis le Quattrocento, pour la représentation, mais aussi pour le discours culturel – ainsi que son origine, au sens propre et figuré, qui se voit réduite à deux éléments fondamentaux : d’une part, le « bouleversement du cosmos avec la disparition d’une hiérarchie naturelle remplacée par un univers indéfini », d’autre part, la « géométrisation de l’espace conçu comme une extension homogène et infinie » (p. 9). Cependant, le cadre de la peinture s’étant transformé dans le temps, on se trouve face à un paradoxe : « Le peintre construit, sur le support du tableau, un modèle de la vision qui ne donne pas à voir la copie du réel mais une pure construction intellectuelle. » (p. 11) Dès lors, le cadre est complice de l’illusion instituée comme paradigme. Même si Patricia Signorile affirme explicitement qu’il ne sera pas question de l’histoire du cadre mais de la peinture dans son cadre (p. 13), et donc aussi de ses limites, on constate que les questions abordées – la réorganisation de la culture et du savoir, le subjectif et l’objectif, la maîtrise de la perspective, l’évolution de la position sociale du peintre, etc. – finissent toutes par renvoyer au cadre (de la peinture, de l’art, de la culture). La peinture dans son cadre se trouve renvoyée à ses propres interrogations et à ses propres ruptures qui sont perpétuellement celles du monde actuel. Dès lors, le système contemporain d’information visuelle semble identique à celui du tableau, à savoir : « un dispositif spatial de croyance » (p. 16). L’activité du peintre construit une réalité qui ne se borne pas à imiter la nature ou à représenter un idéal, mais crée une image paradoxale contribuant malgré elle au dévoiement de l’art par l’invention de son objectivité. C’est ainsi que le cadre de la peinture renvoie celle-ci à ses propres interrogations, à ses propres limites.
Le second volet du « cadre » de cet ouvrage, la conclusion finale, insiste sur le fait que l’invention du tableau dans son cadre a enfanté une idée révolutionnant d’une part le domaine du religieux, du politique, du logique et de la communication, d’autre part aussi le marché de l’art. Tandis que le cadre « assigne le tableau, qui donne alors à voir », le cadre de la peinture « souligne un dispositif inédit, le tableau » (p. 216). Si le tableau se transforme, surtout au XIXe siècle, cela est entre autres dû à la rationalité économique capitaliste occidentale produisant une sélection des peintres et de leur spécialisation tout comme le contrôle de la production. Photographie, cinéma et numérique transforment à leur tour le cadrage de la peinture. Même si l’on reconsidère, avec Didi-Hubermann, l’énigme de la « présence » de l’œuvre à partir du regard, ce phénomène fait penser au cadre de la peinture afin d’en saisir le dévoiement ou la transmutation (p. 217). D’après Patricia Signorile, « la peinture, comme l’art en général, témoigne fort heureusement de la “possibilité du possible” » : la visée de la peinture reflète ce que nous sommes, « une vie dans l’épreuve de sa passion, de son angoisse, de sa souffrance, de sa joie » (p. 218). Par conséquent, le cadre est forcément idéologique ; plus encore, l’œuvre d’art serait imaginaire, l’art étant « expérimental, expérientiel, plastique » (p. 219). On a affaire à un « principe d’incertitude » (Didi-Hubermann) face à cette peinture qui donne au public non seulement à voir, mais aussi à penser. Selon la critique, « l’autonomie de l’art cristallise le manque de liberté des individus dans une société d’oppression […], si les individus étaient libres l’art serait, à la fois, la forme et l’expression de leur liberté » (p. 221). Ce sont les penseurs de l’école de Francfort, Adorno et Horkheimer, qui définissent les tâches de l’intellectuel dans le sens où Patricia Signorile l’entend : que l’intellectuel témoigne de la souffrance tout en luttant contre l’évolution du monde, qu’il agisse en récusant l’aveuglement. Le refus de nourrir l’historicisme nostalgique de la fin de l’art, voire du « grand art », semble être la seule solution pour l’artiste qui désire vraiment produire3. Les deux dernières pages de l’étude, consacrées aux bouleversements du cadre de la peinture au XXIe siècle, postulent que la théorie d’art doit « s’intéresser à l’activité artistique elle-même, du côté de la production et non de la réception », l’art étant « une fabrique, un artefact » (p. 223). Puisqu’il s’agit d’aborder la culture, l’art, la peinture, et donc aussi le cadrage de celle-ci, pour que l’art retrouve sa puissance originale et ne demeure pas vaine création d’objets, l’esthétique de la production devrait l’emporter sur l’esthétique de la réception.
Cultures du cadre en trois parties et douze chapitres
I) La première partie – les chapitres I-IV traitant du « cadre visible » – illustre que le cadre résulte d’un processus avant même d’être l’objet d’une délimitation. Le questionnement du processus et du projet du cadre montre que tout cadre est un « objet culturel » ayant pour fonction principale de faire passer le tableau du regard du peintre à celui du spectateur (p. 24). Patricia Signorile interroge autant la rhétorique du cadre et du tableau que la triade platonicienne du bien, du bon et du beau, mais aussi la rationalisation de l’esthétique (dans la philosophie cartésienne, notamment), vu que la révolution cartésienne entraîne au XVIIIe siècle une réflexion sur l’art spécifiquement esthétique. Shaftesbury, Hutcheson, Hume, Leibnitz, Du Bos, Diderot – le parcours à travers l’histoire de l’esthétique est long et détaillé, mais pas trop non plus, sinon le livre ne pourrait respecter le cadre d’un essai érudit d’un peu plus de deux cents pages.
Le savoir de la science dite positive n’est donc qu’un savoir, incomplet, sous une forme, provisoire, en instance d’animer le discours total dont il est alors un moment. Ainsi, le cadre de l’épistémologie « post-cartésienne » se comprend plutôt comme un faisceau de problèmes et non de solutions. Elle situe donc la question du cadre de la connaissance scientifique essentiellement comme une source de conflits, de conciliations, de dévoiements, entre un réalisme qui démultiplie la valeur absolue des idées scientifiques et un cadre philosophique et esthétique qui souligne leur caractère de symboles. (p. 51)
Si l’on se sert des termes classiques des théories cognitives, le tableau joue un rôle « représentationnel », car il sert d’intermédiaire pour la perception, le stockage et l’utilisation de l’information. Plus encore, un tableau opère comme une narration, c’est un récit, une histoire (p. 58). Le livre traite également du cadre « prototypal et normatif » (la fonction normative étant toujours présente dans une œuvre visuelle) et de « l’espace en règles » (dès lors que représenter devient synonyme de calculer, la vision et le message s’objectivent). Alors que toute époque ou aire géographique possède une « perspective », c’est la perspective centrale de la Renaissance qui joue un rôle essentiel pour la problématique du cadrage, tout comme pour la volonté ludique du trompe-l’œil, par exemple. Le parallèle entre Léonard de Vinci et Paul Valéry (pp. 72-73) est révélateur à ce sujet. Patricia Signorile y souligne que de Vinci n’est pas l’auteur d’un système, comme le pense Valéry dans son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, mais qu’il fonderait au contraire une « rhétorique de l’œil » comme expérience philosophique du monde. En résumé, « les “inventeurs” de la représentation perspective de l’espace de la Renaissance sont des créateurs d’illusion et non pas des imitateurs particulièrement avisés du réel » (p. 73). Dans la mesure où la « peinture s’architecture » et « l’architecture se picturalise », on a dorénavant affaire au registre du spectaculaire tout autant qu’à celui du spéculaire (p. 74). Les dernières pages de la première partie traitent ainsi de la « culture de l’œil » ou de « l’invention de l’objectivité spectaculaire » (le rationalisme albertien, humanisme calqué sur le modèle paradigmatique de la rhétorique et des mathématiques, anticipe celui du classicisme), puis de l’« esthéticité technologique » (où l’on retrouvera une réinterprétation de la notion de « perte de l’aura » benjaminienne, p. 80), enfin des « exigences de la raison » (l’expérience du monde n’étant rien d’autre que la saisie par l’homme de ses propres productions).
II) Si, à la fin de la première partie, on peut éventuellement se demander où se trouve le cadre dans ce discours sur l’enfermement méthodologique, la deuxième partie, « Le cadre de la peinture : dispositifs et usages » (chapitres V-VIII), traite le thème de façon plus explicite. Le chapitre V interroge le « cadre comme prothèse » : le retour de la peinture sur ses propres constituants, sur ses composantes minimales comme la surface, la ligne, la couleur, le plan ; la méthodologie positiviste et le positivisme pictural ; la mise en culture de l’invention. C’est à l’intérieur du débat concernant les prothèses formant le temps et l’espace que « s’initialise l’artefact du tableau dans son cadre comme prothèse » (p. 99). L’autonomie de la peinture représente un pas indispensable pour l’indépendance artistique ; dès que le créateur signe son œuvre, une étape supplémentaire de l’autonomisation de la peinture est franchie. Ainsi, à partir du XVIIe siècle, en dépit de la dépendance des commanditaires et de la hiérarchie de l’Ancien régime, les artistes producteurs de tableaux organisent leur mode d’existence sous la forme d’associations. Un siècle plus tard, à Paris, le peintre émerge de son statut d’artisan pour se fondre progressivement dans celui de l’artiste. Cependant, jusqu’au XVIIIe siècle, les artistes sont tributaires du mécénat royal, aristocratique et ecclésiastique, pour promouvoir leurs revenus autant que leur renommée. Ce ne sera que plus tard qu’ils se voueront à l’art « pour l’art » et qu’ils devront ainsi trouver un autre public qui leur permettra de poursuivre le développement artistique. Le chapitre VI, au sujet de la « marchandisation de la peinture », envisage les disciplines nouvelles et les métiers inédits, car le « cadre de base de la carrière d’un artiste du XVIIesiècle se définit par plusieurs étapes » (p. 108). Comme l’œuvre d’art, l’artiste est soumis à la loi du marché. À partir du XVIe siècle on observe que l’œuvre, de plus en plus perçue comme un objet de collection, devient une marchandise. Le développement du marché de l’art, de ventes d’art, de collections et de musées est une conséquence logique, un phénomène accompagnant l’adaptation de l’art aux nouveaux mécanismes commerciaux :
Le cadre du métier de marchant se structure dans un contexte de globalisation économique, avec des outils économiques opérationnels, comme les expositions-ventes in situ, les catalogues raisonnés, les contrats qui lient les galeristes aux artistes, mais aussi les appuis financiers des banques. (p. 120)
Le chapitre VII concerne les relations ambivalentes que le pouvoir entretient, sous toutes ses formes, avec la culture et les artistes. Patricia Signorile se réfère alors à un énoncé d’André Malraux dans Le Musée imaginaire (« nous sommes en train d’élaborer un monde de l’art d’où tout cadre a disparu : c’est celui des livres d’art. Le cadre y est remplacé par la marge »), mais aussi à la position de Pierre Bourdieu qui perçoit la fonction sociale de la culture et de l’art. On observe que le goût pour l’art a non seulement développé l’amour qu’on lui porte, mais aussi un sentiment d’appartenance et d’exclusion. Quant au cadre de la perception, il démontre que celle-ci n’est pas réductible à un enregistrement passif des objets : « L’expression artistique, loin d’être une donnée absolue, ne peut être comprise qu’en fonction de catégories historiquement et socialement construites. » (p. 125) La sous-partie consacrée aux « Écrivains et critiques d’art ou la dixième muse » distingue clairement histoire de l’art et critique d’art : « la critique d’art du XIXe siècle français parvient à se constituer comme une sorte de cadre en marge de l’hégéliansime » ; plus encore, « la critique d’art réalise en définitive une histoire de l’art amputée de l’histoire » (p. 127). La dixième Muse est apparue au XIXe siècle afin de donner son avis sur les œuvres de ses neuf sœurs. En d’autres termes, elle initie une forme particulière de la société du spectacle où, d’après Guy Debord, la marchandise se contemple elle-même dans un monde qu’elle a créé. Autrefois, le critique jugeait, selon Patricia Signorile, alors que son rôle, de nos jours, consisterait à se soumettre ou à orienter le goût selon la pratique collective : « Cette accentuation du cadre de la communication va de pair avec une recherche de la représentation qui se contente, désormais, de manipuler des symboles voyants au moment même où les idéaux communautaires de la société se transforment. » (p. 134) On arrive ainsi aux « dispositifs du simulacre » (chapitre VIII), soit aux musées et à l’intellectualisation de l’art, puis à une réflexion sur « l’humanisation du temps » (l’histoire de l’art contribuant à produire une temporalisation de l’humanité) et la « penséeesthétologique qui consiste à prendre en considération davantage les procédés qui génèrent l’œuvre que l’œuvre elle-même » (p. 151). En résumé, l’analyse de la peinture dans son cadre touche en effet à tous les problèmes gravitant autour des concepts de l’objet et du sujet, qui sont aujourd’hui à leur tour remis en question, tandis que les pratiques des artistes s’interrogent sur l’œuvre elle-même.
III) La troisième partie de l’ouvrage (chapitres IX-XII) concerne le « cadre invisible » ; il y est question de l’anatomie entre la forme et la couleur dans l’art, de l’ombre et de la lumière, de la chromophilie, mais aussi de la « bataille des images », c’est-à-dire les bouleversements importants qui, en Orient comme en Occident, débouchent sur une crise de l’image dans la religion. L’intention communicative, la fonction éducative et didactique de l’art se constituent en même temps. L’essentiel demeure que « l’image doit raconter une histoire. Son cadre est toujours celui du langage et de l’interprétation. » (p. 171) L’acte interprétatif est indispensable, puisque la peinture dans son cadre « relève d’un ensemble de traces, de symptômes, figurés en quelque sorte par un autre mystère, que la peinture invente le plus souvent en faisant subtilement “dissembler », comme l’écrit encore Didi-Hubermann, toute la représentation mimétique. » (p. 176) Le tableau est dès lors un dispositif qui transforme des messages à différents niveaux ; la peinture n’étant plus un simple objet de contemplation mais un discours agissant sur le public, l’œuvre devient une performance. Toutefois, il convient de souligner le risque d’enfermement :
Lorsque l’œuvre n’est plus que la manifestation de la littérarité, l’exhibition de sa « structure » ou le résultat d’un concept, elle devient elle-même son propre savoir. Savoir de soi, mais désormais de soi seulement. (p. 180)
Le chapitre XI questionne la « fabrique de la vision », soit le cadre de la vision et le goût de la méthode (le cadre perceptuel désigne un cadrage qui sert à isoler une portion du monde visible), « l’œil impressionniste » et la participation perceptive des spectateurs (la nouvelle technique implique une mutation du rapport avec l’objet ou le cadre en général) ainsi que la « vision par pixel et la réforme méthodique ». Finalement, Patricia Signorile souligne que les arts de l’image se trouvent toujours au cœur des questions concernant le statut du sujet humain et sa place comme individu dans la société (p. 194). Pour comprendre le cadre de l’œuvre picturale, il convient donc de se retourner vers l’expérience affective de l’artiste, mais aussi vers l’autoréférentialité de l’œuvre. « Le spectaculaire de l’objectivité » est le titre du dernier chapitre : la « réalité-tableau » et le « monde-spectacle », l’individu en tant que « sujet-regard » sont quelques aspects de la discussion autour de l’objet et du sujet, l’objectivité et la subjectivité, le relativisme, le procédé épistémique d’encerclement. La sous-partie traitant de « l’épochè phénoménologique » souligne pour finir l’importance de la méthode réductionniste :
Si la réduction peut d’abord être comprise comme une limitation ou un cadre, elle apparaît, en définitive, comme le seul moyen de libérer la dimension « créatrice » de la conscience qui demeure dans l’ignorance d’elle-même. (p. 200)
La toute dernière sous-partie pose dans son titre la question de savoir si le tableau peut être compris « comme cadre représentationnel cognitif d’adaptation ». Ce sont dès lors les fonctions du tableau-narration qui sont en jeu. L’art révèle des mondes possibles : en rendant les choses invisibles visibles, il fait voir. Le paragraphe ultime de l’étude de Patricia Signorile concerne la « crise du monde actuel » et le déséquilibre existant entre la science et la peinture : « La science est spectaculaire alors que l’invisible ne l’est pas. Il existe une sorte de barbarie sur le plan intellectuel, une sorte de lacune abyssale comme s’il fallait se presser de croire que toute science est objective puisqu’elle est spectaculaire dans ses productions. » (p. 208) Dans la mesure où la réalité ne se réduit pas aux choses, l’art renvoie à des potentialités présentant un horizon dans lequel un monde original est possible.

Revenons, pour finir, à la problématique du cadre par rapport à cette riche étude. Alors qu’un cadre structure la composition, des pensées transversales créent du désordre. Impossible d’éviter une telle pensée dans notre contexte, car ce paradoxe souligne une caractéristique de l’étude de Patricia Signorile. En tant qu’esthéticienne et historienne de la peinture, la philosophe est en même temps à la recherche d’un ordre – la structure symétrique de son livre présente un cadre équilibré –, et confrontée à l’abondance des faits historiques et de ses propres pensées. Le cadre peut être milieu tout comme il peut être bordure, canevas ou limite, voire lien ou entre-deux. Il représente une sphère à laquelle se réfère peut-être tel énoncé de Paul Valéry : « Ce qui n’est pas fixé n’est rien. Ce qui est fixé est mort. » Cet ouvrage critique incite à la vigilance à une époque où le monde mécanique de la vision s’impose comme vision prédominante et manipulatrice de la société, et « où culmine l’idée d’une raison qui serait uniforme et surtout universelle » (p. 224). Le Cadre de la peinture ne cherche pas seulement à définir la théorie d’une expérience esthétique, mais il s’agit également, et même surtout, d’une démarche philosophique.

Notes :
1 On pense notamment à Paul Valéry philosophe de l’art, publié avec le concours du C.N.R.S., Paris, Vrin, 1993, 2000, ainsi qu’à des articles comme par exemple « Paul Valéry philosophe de l’événementiel », in La pensée, la trace, éd. Patricia Signorile, volume I, Publications de l’Université de Provence, 2000, pp. 31-50, ou à la participation à des ouvrages collectifs comme Paul Valéry, Cahiers (1894–1914), Galllimard, volumes IV (1992) et V (1994). Les recherches de Patricia Signorile portent sur les processus de création artistique et les faits de culture. Elle a également collaboré au collectif Les limites de l’œuvre, Michel Guérin et Pascal Navarro (éds.), Publication de l’Université de Provence, 2007.
2 Voir à ce sujet André Chastel, Léonard ou les sciences de la peinture, Paris, Éditions Liana Levy, 2002.
3 Quant à la notion de refus, on pense également à Paul Valéry : « Le travail sévère, en littérature, se manifeste et s’opère par des refus. » (Paul Valéry, Œuvres I, Paris, Gallimard, 1957, p. 641.)
Pour citer cet article : Ariane Lüthi , "Rien sans cadre", Acta Fabula, Notes de lecture, URL : http://www.fabula.org/revue/document6035.php
(diffusion et reproduction libres avec l'obligation de citer l'auteur original et l'interdiction de toute modification et de toute utilisation commerciale sans autorisation préalable).

lundi 13 décembre 2010

La vie du Buddha - racontée et illustrée au Japon

Présentation de l'éditeur ( quatrième de couverture)

Parvenu au Japon depuis l'Inde en passant par la Chine, puis la Corée, le bouddhisme constitue un élément fondamental de la civilisation japonaise. Innombrables sont les peintures et les sculptures qu'il a inspirées dans l'archipel à partir du VIe siècle de l'ère chrétienne. Il y a également suscité une production textuelle abondante : des austères commentaires doctrinaux rédigés en chinois aux délicats poèmes japonais, jusqu'aux histoires en prose inspirées de lointains modèles continentaux. En particulier, la vie du Buddha historique fit l'objet de nombreux récits aux épisodes souvent légendaires, récits qui pouvaient servir à édifier et à convertir les foules. Ce livre traduit pour la première fois en français l'une des versions les plus populaires de cette histoire, diffusée pendant l'époque médiévale et jusqu'au XVIIIe siècle. Il reproduit en fac-similé un manuscrit réalisé entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle. Mêlant avec bonheur d'authentiques épisodes indiens à des éléments chinois ou, le plus souvent, proprement japonais, cette Vie du Buddha teintée de merveilleux est agrémentée de miniatures peintes d'une grande fraîcheur et permet au lecteur d'aborder cette histoire comme un conte. La traduction intégrale du manuscrit de la Fondation Martin Bodmer est accompagnée d'une introduction, d'une postface, ainsi que d'un glossaire des termes bouddhiques et des noms propres Figurant dans le récit.

Les Auteurs

Claire-Akiko Brisset est maître de confèrences en langue et civilisation japonaises à l'Université Denis Diderot-Paris 7, et membre du Centre de recherche sur les civilisations de l'Asie orientale. Elle est spécialiste de littérature classique et d'histoire de l'art japonais. Pascal Griolet est maître de conférences en langue et civilisation japonaises à l'Institut national des langues et civilisations orientales. Ancien pensionnaire de la Maison franco-japonaise de Tôkyô, il est spécialiste de l'histoire de l'écriture japonaise et de l'oralité dans la civilisation japonaise.

Editeur : Presses Universitaires de France - PUF (24 novembre 2010)
Collection : Sources
Langue : Français
ISBN-10: 2130582087

N.B. L'origine de ce texte provient de  PUF  Éditions nous ne sommes pas les auteurs.


Un cadeau pour les fêtes 
on a aimé @zenbluenote

dimanche 12 décembre 2010

Des Hommes et des Dieux

Nous invite à être les témoins du quotidien des moines cisterciens, un mode de vie reposant sur le silence, la contemplation mais aussi l'hospitalité envers les plus démunis. Entre scènes de prière, moments d'intimité dans les cellules, échanges avec les villageois et balades en solitaire au cœur de la nature,Xavier Beauvois filme l'austérité de la vie monastique avec une économie d'effets et une simplicité de tous les instants. Sublimées par le travail sur la photographie, les contrées splendides environnantes frappent par leur ampleur et leur luminosité, offrant un contraste saisissant avec le dépouillement et la modestie du monastère et conférant au film une portée spirituelle. Face à ce rapport de l'homme à la nature, la terreur qui gangrène le pays apparaît d'autant plus brutale, d'autant plus absurde. Une terreur que Beauvois choisit tour à tour de suggérer, à travers de faits rapportés et des regards lourds de sens, ou de montrer par le biais des intrusions des terroristes ou de la pression opérée par les militaires. Des Hommes et des Dieux est un film engagé contre la violence la plus universelle, quand les conflits politiques viennent troubler et mettre fin à des années d'harmonie.

Tout comme les moines cisterciens, le film n'aspire à aucun prosélytisme. Que l'on décèle ou non des dieux dans ce récit remarquablement écrit, on ne pourra s'empêcher d'être ému par les hommes dont les portraits s'ébauchent discrètement, par petites touches. Et si l'on ne pourra nier au film une certaine austérité, la puissance dramatique atteint son point culminant lors d'un repas accompagné par Le Lac des Cygne de Tchaïkovski, une scène plus que jamais habitée par la force, la vulnérabilité, l'humanité des personnages. Lambert Wilson délivre une composition tout en profondeur et il est loin d'être le seul au sein d'un casting inspiré qui participe pleinement à conférer à ce drame puissant et humaniste une grâce inespérée.

Par ELODIE LEROY
Critique : Des Hommes et des Dieux
On a aimé... @zenbluenote
N.B. L'origine de ces textes proviennent de  http://cinema.jeuxactu.com/ nous ne sommes pas les auteurs.

vendredi 10 décembre 2010

Engagement ou prendre refuge

Lorsque l’on prend refuge dans les trois trésors, est-ce la confirmation de son engagement - car on peut croire qu’il exprime un état de fait, celui que nous sommes déjà engagés - ou n’est ce pas l'acceptation d’être actif, sans quoi la prise de refuge resterait à l'état de souhait ? 
Le sens du terme engagement est «donner en gage» ; s'engager signifierait alors «se donner soi-même en gage».Cela comporte un risque et nous demande d’être à même d’en assumer les conséquences. D’autant plus que s'engager revient souvent à prendre une responsabilité qu'on n'était pas obligé, ou que l’on ne souhaitait pas. Bien que nous puissions croire sincèrement à notre engagement, cela n’empêche pas pourtant de souhaiter s’en échapper en préférant l’engagement passif. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’on ne parle pas d'engagement lorsque l'on engage quelque chose ou quelqu'un d'autre. Donc, l’engagement passif n’est pas de l’engagement, mais plutôt de la fumisterie.
Que peut bien gager celui qui s’engage dans la Voie du Bouddha, si ce n’est lui-même ? Que risque-t-il ou qu’a-t-il à perdre ? Ce qu’il risque, c’est peut-être de se tromper, de se rendre compte plus tard que ce Sangha ou cet enseignement ne lui convenait pas. Surtout si l’engagement est perçu comme quelque chose à faire pour soi. Savoir ce qu’il y a à perdre, c’est s’engager pour y trouver quelque intérêt. Celui qui n’y trouve aucun intérêt personnel ne risque rien et ne perd rien.
Finalement, ne s'engage-t-on pas toujours pour soi-même ? A la découverte de la Voie, oui, et il semble qu’il nous soit difficile de nous y soustraire. Quand vient la première compréhension, on s’aperçoit que l’on a toujours été engagé et que l’on est libre de l'accepter ou de le refuser. Puis avec le temps et la pratique, on se sent solidaire de toute l'humanité.

Par Jisha  jeudi 20 octobre 2005 à 13:31
(Texte contrôlé avec The plagiarism Checker University of Maryland et sur plagium )
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mercredi 8 décembre 2010

Narcisse n’est plus malade.

La suppression du trouble narcissique dans la nouvelle version du DSM, manuel de référence en psychiatrie, suscite de vives réactions outre-Atlantique


Comme par un coup de baguette magique, les narcissiques seront bientôt tous guéris. Cela paraît un miracle intriguant mais c’est bien ce qui arrivera, d’une certaine manière, si le projet d’exclure le narcissisme du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), le manuel de référence en psychiatrie actuellement en pleine révision, est accepté. Relatés dans un article du New York Times la semaine dernière, les propos du psychiatre américain John Gunderson qui a dirigé le comité de révision des troubles de la personnalité lors de la rédaction de la version actuelle du manuel (DSM IV) sont peu amènes. La décision récente d’éliminer le diagnostic de personnalité narcissique, dit-il, montre à quel point le comité est peu «éclairé». «Ils (ses membres) ont peu d’appréciation pour les dommages qu’ils pourraient faire» alors que ce diagnostic est important en termes d’organisation et de planification d’un traitement. Comment pareille décision a-t-elle pu être prise?

Réaction de Bertrand Kiefer, rédacteur en chef de la Revue médicale suisse.



Le Temps: A quoi reconnaît-on quelqu’un de narcissique?
Bertrand Kiefer: Le narcissique a, grosso modo, une estime de lui démesurément haute, il exprime le besoin que les autres reconnaissent ses qualités et lui en fassent les louanges. Cette personne est évidemment très centrée sur elle-même et éprouve de la difficulté à se mettre à la place d’autrui, ce qui peut mener à divers comportements désagréables.
– Tout le monde connaît quelqu’un qui correspond plus ou moins à cette description…
– C’est vrai. C’est dans la surexpression de ces traits que s’inscrit le trouble de la personnalité, si la personne, dans son besoin de reconnaissance, se comporte en despote vis-à-vis de son entourage par exemple. On peut d’ailleurs dire que de nombreux dictateurs sont des personnes atteintes de trouble narcissique. Ce dysfonctionnement de l’être joue sans doute un rôle important dans notre monde politique et économique car ce type de personne a tendance à monter en graine, à prendre de l’importance et à avoir du pouvoir. Le problème du trouble narcissique, c’est que les personnes qui en souffrent n’ont pas envie d’être soignées.
– Si l’on regarde l’évolution des consultations chez les psychiatres et psychothérapeutes, on constate que le narcissisme est un mal-être montant de notre société, plus particulièrement chez les jeunes, ex-enfants rois en manque de limites. Sortir le trouble narcissique ne semble-t-il pas paradoxal dans ce contexte?
– Ce trouble n’est pas vraiment sorti de la classification, il est plutôt déconstruit par les experts du DSM. Dans sa version actuelle, le manuel comporte dix troubles de la personnalité différents. D’après le remaniement proposé, il n’en comporterait plus que cinq. Jugeant les anciennes catégories trop stéréotypées, le comité suggère d’utiliser une liste de traits de personnalité «à la carte» permettant aux spécialistes de construire pour chaque individu un syndrome qui lui soit propre. Ce qui pourrait donner quelque chose du style: un antisocial un peu obsessionnel et à tendance narcissique. Mais cela ne sera pas simple en pratique pour les cliniciens qui ont l’habitude de raisonner en fonction de syndromes préétablis, déjà construits, qu’ils font évoluer par la suite en tenant compte du fonctionnement de leurs patients.
– Pourtant, si cette nouvelle approche n’est pas simple, elle a l’avantage de ne pas être réductrice
– Si l’intention est louable, j’ai tout de même des doutes sur les raisons de cette décision. Je me méfie de ce qui peut sembler être une tentation de purification du DSM de tout héritage freudien. Freud a le premier parlé de narcissisme en reprenant ce personnage de la mythologie grecque pour construire une partie de sa théorie. Cela dérange beaucoup les experts de l’Association américaine de psychiatrie (APA) à l’origine de l’écriture du DSM. Ils veulent en effet que leur classification soit athéorique ce qui me paraît illusoire. Le terme narcissique porte en lui toute une interprétation psychanalytique.
– Comment interpréter les propos de John Gunderson? Il est lui-même de l’APA…
– Il est amusant de voir comment il s’indigne des modifications qui pourraient être apportées à son précédent travail. Cela montre bien qu’il y a derrière la rédaction de cette classification des manœuvres de pouvoir, des affrontements idéologiques. Ce qui est normal. Par contre, ce qui l’est moins, c’est que la communauté scientifique mondiale n’y participe que marginalement, la rédaction du manuel étant contrôlée entièrement par l’APA. Cela me dérange beaucoup d’un point de vue épistémologique. Que les psychiatres acceptent sans grande contestation cette domination américaine révèle à quel point ils sont divisés


Propos recueillis par Caroline Depecker in Le Temps  PSYCHIATRIE Mercredi8 décembre 2010 Copyright Le Temps
Crédit photographique  le narcisse noir

dimanche 5 décembre 2010

LES MORALISTES MODERNES

Que la littérature s’attache à penser les valeurs, à juger les actions et les motivations des hommes, cela est attesté depuis l’Antiquité et peut apparaître inhérent à sa vocation à manifester ou à produire le sens. Il y a pourtant quelque paradoxe à parler aujourd’hui de « moralistes modernes » ‒ comme si cette notion de modernité était contradictoire avec toute prétention à énoncer les valeurs collectives. On se rappelle le mot fameux de Gide selon lequel « on ne fait pas de bonne littérature avec des bons sentiments » – constat d’auteur qui fait écho aux déclarations d’un Flaubert ou d’un Baudelaire, et plus largement à l’affirmation réitérée au fil des XIXe et XXe siècles d’une autonomie de la sphère esthétique, la littérature entendant se déployer à l’écart des prétentions au bien et au vrai et laissant ces questions aux savants, aux philosophes et aux religieux.
Pour autant la littérature moderne n’a cessé d’être sollicitée par l’interrogation sur les valeurs individuelles ou collectives, d’être hantée par l’exigence morale alors même que toute attitude moralisante était dénoncée comme une convention facile, et que se dérobaient, en même temps que la foi en les certitudes théologiques ou les postulats humanistes d’une nature-guide, le socle ancien de l’expérience (cf. les travaux de G. Agambem) et la croyance en la validité de contenus transmissibles. La morale kantienne est l’expression exemplaire de ce paradoxe : l’accès à l’universel du devoir se paie du renoncement à tout contenu explicite. L’institution des valeurs, dans ces conditions, court le risque de ne pouvoir se faire que dans le retrait de toute perspective fondatrice : elle est vouée aux aléas d’un relativisme historique et axiologique dont l’espace expressif le plus approprié (mais non exclusif) pourrait bien être le roman – genre de la quête plus que de l’affirmation ou du surplomb, ouvert et polyphonique (cf. les travaux de M. Bakhtine), inscrivant le sujet dans la logique narrative de l’action et de l’Histoire.
Une quête sans révélation en l’occurrence (sauf pour ceux qui entendent, tels un Bloy ou un Claudel, se situer à contre-courant en assurant l’héritage théologique, ou pour ceux qu’anime une foi laïque), mais qui doit construire à mesure ses valeurs parmi les lambeaux des anciens démons philosophiques et religieux ou les suggestions des nouveaux discours (sciences humaines et psychanalyse en particulier), à travers une continuelle relation au contingent. L’activité moraliste devient alors exigence éthique – exigence dont les siècles modernes ont multiplié les formes, qu’il s’agisse d’inventer les valeurs d’un nouvel humanisme immergé dans le concret, pris dans l’urgence de l’Histoire (Gide, Sartre, Camus, Malraux), ou de trouver des solutions dans la solitude de l’expérience individuelle (ainsi les « hussards », Gide encore, Montherlant ou, tout différemment, Yourcenar, Cioran), ou encore de réinventer l’identité et la dignité de l’homme à travers et au-delà d’une expérience de l’inavouable – voire de la pure négativité – comme le firent par exemple ceux qui tentèrent de dire l’épreuve de la Shoah. Dans tous les cas de figures (et cet ouvrage entend le mettre en lumière), les interrogations des moralistes modernes sont la forme même de leur écriture – ce qui signale à la fois l’irréductible singularité de chacune d’entre elles et leur universalité.

Marie-Catherine Huet-Brichard, Patrick Marot, Jelena Novaković

© Ce texte est protégé par une licence Creative Common(diffusion et reproduction libres avec l'obligation de citer l'auteur original et l'interdiction de toute modification et de toute utilisation commerciale sans autorisation préalable). Original sur Fabula