Que la littérature s’attache à penser les valeurs, à juger les actions et les motivations des hommes, cela est attesté depuis l’Antiquité et peut apparaître inhérent à sa vocation à manifester ou à produire le sens. Il y a pourtant quelque paradoxe à parler aujourd’hui de « moralistes modernes » ‒ comme si cette notion de modernité était contradictoire avec toute prétention à énoncer les valeurs collectives. On se rappelle le mot fameux de Gide selon lequel « on ne fait pas de bonne littérature avec des bons sentiments » – constat d’auteur qui fait écho aux déclarations d’un Flaubert ou d’un Baudelaire, et plus largement à l’affirmation réitérée au fil des XIXe et XXe siècles d’une autonomie de la sphère esthétique, la littérature entendant se déployer à l’écart des prétentions au bien et au vrai et laissant ces questions aux savants, aux philosophes et aux religieux.
Pour autant la littérature moderne n’a cessé d’être sollicitée par l’interrogation sur les valeurs individuelles ou collectives, d’être hantée par l’exigence morale alors même que toute attitude moralisante était dénoncée comme une convention facile, et que se dérobaient, en même temps que la foi en les certitudes théologiques ou les postulats humanistes d’une nature-guide, le socle ancien de l’expérience (cf. les travaux de G. Agambem) et la croyance en la validité de contenus transmissibles. La morale kantienne est l’expression exemplaire de ce paradoxe : l’accès à l’universel du devoir se paie du renoncement à tout contenu explicite. L’institution des valeurs, dans ces conditions, court le risque de ne pouvoir se faire que dans le retrait de toute perspective fondatrice : elle est vouée aux aléas d’un relativisme historique et axiologique dont l’espace expressif le plus approprié (mais non exclusif) pourrait bien être le roman – genre de la quête plus que de l’affirmation ou du surplomb, ouvert et polyphonique (cf. les travaux de M. Bakhtine), inscrivant le sujet dans la logique narrative de l’action et de l’Histoire.
Une quête sans révélation en l’occurrence (sauf pour ceux qui entendent, tels un Bloy ou un Claudel, se situer à contre-courant en assurant l’héritage théologique, ou pour ceux qu’anime une foi laïque), mais qui doit construire à mesure ses valeurs parmi les lambeaux des anciens démons philosophiques et religieux ou les suggestions des nouveaux discours (sciences humaines et psychanalyse en particulier), à travers une continuelle relation au contingent. L’activité moraliste devient alors exigence éthique – exigence dont les siècles modernes ont multiplié les formes, qu’il s’agisse d’inventer les valeurs d’un nouvel humanisme immergé dans le concret, pris dans l’urgence de l’Histoire (Gide, Sartre, Camus, Malraux), ou de trouver des solutions dans la solitude de l’expérience individuelle (ainsi les « hussards », Gide encore, Montherlant ou, tout différemment, Yourcenar, Cioran), ou encore de réinventer l’identité et la dignité de l’homme à travers et au-delà d’une expérience de l’inavouable – voire de la pure négativité – comme le firent par exemple ceux qui tentèrent de dire l’épreuve de la Shoah. Dans tous les cas de figures (et cet ouvrage entend le mettre en lumière), les interrogations des moralistes modernes sont la forme même de leur écriture – ce qui signale à la fois l’irréductible singularité de chacune d’entre elles et leur universalité.
Marie-Catherine Huet-Brichard, Patrick Marot, Jelena Novaković
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