Combien de fois ai-je entendu dans la bouche des Français l’affirmation suivante: le Français est individualiste, le Japonais n’existe que dans un collectif.
A les écouter, les Japonais n’existeraient quasiment pas en tant qu’individus mais uniquement par rapport et grâce à un collectif donné. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire ici d’expliquer ou de justifier ce point de vue, il est suffisamment répandu pour que je puisse, sans plus attendre, dire combien je le considère comme totalement faux. Je m’empresse par contre de vous présenter ma façon de voir les choses, au risque d’en choquer quelques uns, mais peut-être aussi d’en intéresser certains…
Si je prends pour postulat de départ que l’individualisme est un mode de pensée et de fonctionnement d’une société qui place l’individu et la défense de ses intérêts au centre de ses préoccupations aux dépens de toute autre considération, alors j’ai toutes les raisons d’affirmer que la France et le Japon se rejoignent tout à fait dans cette définition. S’il y a une différence, c’est probablement dans la façon de la vivre. Mais sur le principe, je considère que si les Français peuvent être effectivement qualifiés d’individualistes, les Japonais le sont tout autant.
Je crois qu’en France, c’est là un point essentiel de la mentalité japonaise qui est sans doute le moins bien compris (même si bien sûr il existe des exceptions, je ne le répèterai jamais assez). Mais on a globalement ici l’image des touristes japonais voyageant en groupes, et on a dans la tête l’idée, cent fois martelée, qu’au Japon, l’individu est considéré comme une entité négligeable et que seul compte le collectif. Ceci est, de mon point de vue, tout à fait faux. Au Japon aussi, l’intérêt de l’individu prime sur celui du collectif. Par contre, si l’on a tendance à croire en France que l’intérêt de l’individu peut ou doit se réaliser même aux dépens du collectif, on considère généralement au Japon que l’intérêt individuel ne peut se réaliser que GRÂCE au collectif. C’est sans doute là que réside la différence majeure entre ces deux pays. Au Japon, on considère que la finalité de tout système politique, économique ou social est d’être au service de l’épanouissement de l’individu, mais que celui-ci ne peut y parvenir seul, et qu’il a besoin de s’inscrire dans un collectif pour l’atteindre. Il est conscient qu’il n’est pas seul, et que tous ses congénères ont les mêmes droits et les mêmes aspirations que lui. Et qu’il ne pourra jamais s’épanouir seul alors que les autres membres qui composent son collectif n’y parviendraient pas.
Un « Collectivisme intéressé »
Prenons l’exemple le plus significatif: beaucoup de Français croient et répètent à qui veut l’entendre que les salariés japonais sont, par conviction ou par obligation, « dévoués corps et âme à la société qui les emploie ». Mis à part le caractère excessif et caricatural de la formule, elle n’en demeure pas moins assez exacte, mais pour une excellente raison qu’on oublie systématiquement de préciser et qui change tout, à savoir qu’au Japon, les sociétés redistribuent à leurs employés une partie très importante des profits qu’elles réalisent grâce à leurs efforts. Il existe au Japon un mode de rémunération qui, au salaire de base, ajoute ce qu’on appelle là-bas un « bonus ». Et celui-ci ne correspond en rien à un treizième mois récurent et d’un montant fixe. Le « bonus », pratiquement jamais inférieur à un mois de salaire, est d’un montant variable qui dépend directement de l’importance des bénéfices de la société. Plus une société gagne de l’argent, plus le bonus est élevé. Il peut ainsi correspondre à deux mois ou trois mois de salaires, parfois même plus. Calculé et versé deux fois par an, il constitue ainsi un complément très important au salaire de base, puisqu’il représente au minimum deux mois de salaire, et cela peut monter à quatre, six ou même douze mois de salaire supplémentaire! Et même si au Japon aussi, les bénéfices des sociétés sont affectés à d’autres postes que le « bonus », comme la rémunération des actionnaires ou encore les départements R & D (bien plus qu’en France…), il n’en reste pas moins que la redistribution des profits est une réalité bien plus tangible qu’en France. Ainsi, il ne faut pas s’arrêter à cette simple idée que les Japonais consacrent beaucoup de leur temps et de leur énergie à leur société: s’ils le font, c’est parce qu’il y a un retour…concret et palpable! Et l’épanouissement ou le succès ne s’arrête donc pas à celui de la société, mais va donc bien jusqu’à celui de l’individu. Celui-ci est donc bien la préoccupation centrale et finale de la conception sociale du Japon. Et si l’on m’oppose des exemples contraires qui illustrent le fait qu’un individu se sacrifie au profit du collectif parce qu’il pense que ce dernier est plus important que sa simple personne, je répondrai que le Japon accorde effectivement une importance particulière à l’intérêt général et considère qu’il prime souvent sur l’intérêt particulier. Mais il faut comprendre l’intérêt général des individus qui composent un collectif et non l’intérêt de ce collectif en tant que tel. L’éventuelle défense de l’intérêt d’un collectif ne vaut que si les individus qui le composent en récoltent les fruits. C’est pour cela que j’affirme que le Japonais est, au moins autant que le Français, un individualiste.
L’individualisme du système éducatif Japonais
Et ceci peut se vérifier dans bien des systèmes de fonctionnement de la société japonaise. Prenons par exemple le système éducatif. On peut là encore être abusé par la présence d’uniformes qui évoquent l’effacement de l’individu au profit de l’image collective de l’école ou de l’Université. Mais en creusant un peu dans ce système, on s’aperçoit très vite que la démarche à suivre pour réussir ses études au Japon est éminemment individualiste. Tout d’abord, il y a beaucoup plus de concours que d’examens. Il n’est donc pas seulement question d’un « simple » test afin de juger d’un niveau de connaissances, mais bien d’une compétition entre individus. Et pour réussir un concours ou intégrer une université prestigieuse, l’élément (le plus souvent) le plus déterminant est… la fortune des parents! Laquelle fortune va pouvoir financer des études complémentaires aux études de bases, dans des écoles ou instituts privés (et souvent fort chers) qu’on appelle des Juku (学習塾). Il est donc évident que ces juku, et donc les meilleures universités, ne sont pas accessibles à tous. Ainsi, même si au Japon, parce qu’on est tout de même dans un pays évolué et puissant, il existe aussi différents mode d’aides et de bourses scolaires pour ceux qui sont moins favorisés que d’autres, il n’en reste pas moins que les différences entre individus (notamment en terme de moyens financiers) sont souvent déterminantes, et on est très loin d’un mode de pensée collectiviste.
Prenons un tout autre exemple, celui des arts martiaux. En japonais, ils se terminent quasiment tous par le vocable « DÔ » (道). Comme Jûdô, Kendô,Aikidô, etc… « Dô » signifie la voie, le chemin. La « voie de la souplesse », la « voie du sabre », etc… Et là encore, il convient de ne pas se laisser abuser par les apparences. Car si l’entraînement dans les arts martiaux se fait toujours de façon collective, la progression dans la « Voie » ou sur le « Chemin » vers la maîtrise de la discipline chosie demeure une démarche souvent intérieure, et toujours solitaire. La pensée de base qui fait le fondement de tous les arts martiaux est donc éminemment individualiste.
Une conscience collective
Individualiste, le Japonais n’en a donc pas moins une forte conscience du collectif qui l’entoure.
C’est sans doute dans cette conscience (qui, elle, est vraiment collective…!) qu’il faut trouver une explication du respect (qui fait l’admiration de nombreux Français…) qu’ont les Japonais des biens publics (j’ai évoqué dans un précédent article intitulé « Le respect du bien public » l’étonnante propreté des W-C, dans les trains…), mais aussi du faible taux de la criminalité et de la délinquance qui fait des grandes villes japonaises des exceptions mondiales en terme de sécurité, …et de bien d’autres aspects de la mentalité ou des coutumes japonaises qui restent encore obscures pour beaucoup de Français.
Ainsi, on enseigne à nos hommes d’affaires qui se rendent au Japon qu’ils doivent à tout prix se munir de cartes de visite. Mais sans réellement leur expliquer le pourquoi et le comment. Alors que c’est de mon point de vue l’un des symbôles les plus caractéristiques de ce que je viens d’exprimer quant à l’individualisme à la japonaise. Au Japon, la carte de visite ou meishi(名刺) est incontournable, chacun à la sienne. Mais regardez là avec attention. Vous y verrez en gros, et bien centré, non pas le nom de la société, mais bien le nom d’une personne. Ce qui est donc mis en avant est l’individu. Par contre, vous y trouverez généralement des explications très détaillées quant au positionnement de cette personne dans le collectif dans lequel il tient à ce que vous l’inscriviez (qui en général est celui de sa société, mais cela peut être un autre collectif, une association, un groupement sportif, etc…). Vous trouverez le nom de sa société, le département et le service auquel il appartient, l’intitulé de sa fonction précise, et toutes les coordonnées nécessaires pour le joindre. Et lorsqu’il la tend à son interlocuteur dès la première présentation, un Japonais aura pour habitude de dire « Je suis …., de la société …. ». Il se présente en tant qu’individu appartenant à un collectif. Les deux deviennent inséparables. Conséquence intéressante pour un Français: la carte de visite où n’est mentionné que le nom de son détenteur et éventuellement la mention « avec ses compliments » comme on le fait parfois en France ou encore ne comportant pas des informations suffisantes sur sa société est donc à proscrire. Pour ceux qui s’interrogent sur le bien-fondé de la faire imprimer, même si cela est parfois coûteux et difficile en France, en français au recto et en japonais au verso, ils devineront, je suppose, la réponse que je leur conseille… vivement! Et ils sauront de plus ce qu’il convient de dire au moment de la remettre à celui qui sera peut-être leur futur partenaire, en la tenant respectueusement des deux mains et non pas de façon nonchalante à une main, tout en s’inclinant non moins respectueusement, et ce quelque soit le statut de celui qui est en face. Et dernier petit conseil: lorsqu’ils auront eux-même reçu avec ce même rituel celle de leur interlocuteur, qu’ils ne la rangent pas négligemment dans une poche où la jettent dans leur attaché-case: la déposer, au contraire, avec attention et soin, dans un porte-carte, si possible d’une de ces marques qui font le renom du luxe français (auquel les Japonais sont si sensibles…!), c’est, en un seul geste presque anodin, montrer tout l’intérêt et le respect que l’on porte à son homologue nippon…
Blog de Claude Yoshizawa
Billet Original de Claude Yoshizawa : L’individualisme à la japonaise
Crédit photo : Lost in Translation (seconde), Ecoliers à Kyoto (troisième, moi-même), « Please do it at home »: affiches du métro Tokyoïte (4ème photo)
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