mercredi 8 décembre 2010

Narcisse n’est plus malade.

La suppression du trouble narcissique dans la nouvelle version du DSM, manuel de référence en psychiatrie, suscite de vives réactions outre-Atlantique


Comme par un coup de baguette magique, les narcissiques seront bientôt tous guéris. Cela paraît un miracle intriguant mais c’est bien ce qui arrivera, d’une certaine manière, si le projet d’exclure le narcissisme du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), le manuel de référence en psychiatrie actuellement en pleine révision, est accepté. Relatés dans un article du New York Times la semaine dernière, les propos du psychiatre américain John Gunderson qui a dirigé le comité de révision des troubles de la personnalité lors de la rédaction de la version actuelle du manuel (DSM IV) sont peu amènes. La décision récente d’éliminer le diagnostic de personnalité narcissique, dit-il, montre à quel point le comité est peu «éclairé». «Ils (ses membres) ont peu d’appréciation pour les dommages qu’ils pourraient faire» alors que ce diagnostic est important en termes d’organisation et de planification d’un traitement. Comment pareille décision a-t-elle pu être prise?

Réaction de Bertrand Kiefer, rédacteur en chef de la Revue médicale suisse.



Le Temps: A quoi reconnaît-on quelqu’un de narcissique?
Bertrand Kiefer: Le narcissique a, grosso modo, une estime de lui démesurément haute, il exprime le besoin que les autres reconnaissent ses qualités et lui en fassent les louanges. Cette personne est évidemment très centrée sur elle-même et éprouve de la difficulté à se mettre à la place d’autrui, ce qui peut mener à divers comportements désagréables.
– Tout le monde connaît quelqu’un qui correspond plus ou moins à cette description…
– C’est vrai. C’est dans la surexpression de ces traits que s’inscrit le trouble de la personnalité, si la personne, dans son besoin de reconnaissance, se comporte en despote vis-à-vis de son entourage par exemple. On peut d’ailleurs dire que de nombreux dictateurs sont des personnes atteintes de trouble narcissique. Ce dysfonctionnement de l’être joue sans doute un rôle important dans notre monde politique et économique car ce type de personne a tendance à monter en graine, à prendre de l’importance et à avoir du pouvoir. Le problème du trouble narcissique, c’est que les personnes qui en souffrent n’ont pas envie d’être soignées.
– Si l’on regarde l’évolution des consultations chez les psychiatres et psychothérapeutes, on constate que le narcissisme est un mal-être montant de notre société, plus particulièrement chez les jeunes, ex-enfants rois en manque de limites. Sortir le trouble narcissique ne semble-t-il pas paradoxal dans ce contexte?
– Ce trouble n’est pas vraiment sorti de la classification, il est plutôt déconstruit par les experts du DSM. Dans sa version actuelle, le manuel comporte dix troubles de la personnalité différents. D’après le remaniement proposé, il n’en comporterait plus que cinq. Jugeant les anciennes catégories trop stéréotypées, le comité suggère d’utiliser une liste de traits de personnalité «à la carte» permettant aux spécialistes de construire pour chaque individu un syndrome qui lui soit propre. Ce qui pourrait donner quelque chose du style: un antisocial un peu obsessionnel et à tendance narcissique. Mais cela ne sera pas simple en pratique pour les cliniciens qui ont l’habitude de raisonner en fonction de syndromes préétablis, déjà construits, qu’ils font évoluer par la suite en tenant compte du fonctionnement de leurs patients.
– Pourtant, si cette nouvelle approche n’est pas simple, elle a l’avantage de ne pas être réductrice
– Si l’intention est louable, j’ai tout de même des doutes sur les raisons de cette décision. Je me méfie de ce qui peut sembler être une tentation de purification du DSM de tout héritage freudien. Freud a le premier parlé de narcissisme en reprenant ce personnage de la mythologie grecque pour construire une partie de sa théorie. Cela dérange beaucoup les experts de l’Association américaine de psychiatrie (APA) à l’origine de l’écriture du DSM. Ils veulent en effet que leur classification soit athéorique ce qui me paraît illusoire. Le terme narcissique porte en lui toute une interprétation psychanalytique.
– Comment interpréter les propos de John Gunderson? Il est lui-même de l’APA…
– Il est amusant de voir comment il s’indigne des modifications qui pourraient être apportées à son précédent travail. Cela montre bien qu’il y a derrière la rédaction de cette classification des manœuvres de pouvoir, des affrontements idéologiques. Ce qui est normal. Par contre, ce qui l’est moins, c’est que la communauté scientifique mondiale n’y participe que marginalement, la rédaction du manuel étant contrôlée entièrement par l’APA. Cela me dérange beaucoup d’un point de vue épistémologique. Que les psychiatres acceptent sans grande contestation cette domination américaine révèle à quel point ils sont divisés


Propos recueillis par Caroline Depecker in Le Temps  PSYCHIATRIE Mercredi8 décembre 2010 Copyright Le Temps
Crédit photographique  le narcisse noir