jeudi 8 novembre 2012

Causalité et temporalité


Causalité et temporalité
Ce bilan politique montre déjà l’intérêt de cette enquête sur les rapports de Spinoza à Machiavel. Là n’est pourtant pas l’essentiel : il s’agit de comprendre comment Spinoza rencontre et lit l’auteur des Discours, comment avec lui il transforme son ontologie, en réorganisant sa double théorie du temps et de la causalité. Si, dans ses écrits de science politique, donc d’histoire, Machiavel met en œuvre un concept de cause, c’est Spinoza qui, dans le cadre de la crise qui inaugure la modernité scientifique, s’en saisit pour l’élaborer théoriquement. Ou plus exactement, il est conduit, à distance d’une théorie unitaire de la causalité, à distinguer ce qui relève du rapport logique de principe à conséquence et ce qui procède d’une causalité spécifique aux pratiques humaines, donc à l’histoire et à la politique. Or, comme la cause est indissociable du temps, c’est à une double reconfiguration théorique que nous allons assister.
Au risque d’être schématique, disons que, traditionnellement, la cause est conçue dans la succession ou la série des phénomènes, soit pour faire apparaître un phénomène antécédent comme ce sans quoi le phénomène expliqué n’existerait pas (causalité mécanique ou efficiente), soit comme ce qui est à la fin et confère à la série antécédente son sens ou sa raison (cause finale). Cette antinomie se double d’une autre, portant sur le caractère infini ou fini de la série des causes et des effets, c’est-à-dire sur la question de savoir si le monde est fini, donc créé par un projet qui le transcende, ou s’il est infini dans l’espace comme dans le temps, donc résultat d’effets mécaniques aléatoires. Appliquée aux phénomènes humains, cette articulation du temps et de l’éternité permet de justifier théologie et philosophie de l’histoire : soit pour dire que l’histoire est l’effet d’une chute, d’une perte de l’être originaire que l’humanité, dans le temps, cherche à reconquérir ; soit pour dire, au contraire, mais selon le même schéma théorique, que l’histoire est le procès de la réalisation effective de l’essence de l’Homme. On reconnaît là la pensée moderne du progrès, telle qu’elle se construit de Leibniz à Hegel, en passant par Lessing ou Herder. L’auteur du Traité théologico-politique ne semble pas exempt d’une telle tentation philosophique. Morfino montre, dans ses pages les plus profondes, que l’auteur de l’Éthiquea reconnu là l’imaginaire théologique qui nourrit les philosophes, à l’exception des épicuriens. Le symptôme de cette mutation interne, il le trouve de façon convaincante dans la substitution du concept de connexion à celui de série utilisé jusque-là. Or, si une série est linéaire, une connexion est un réseau ou un tissu qui voit se concentrer une pluralité de lignes en un point, ou mieux elle est ce qui constitue un point, un individu ou un événement, du fait de cette concentration. C’est précisément cela que le secrétaire florentin, parce qu’il réfléchissait sur les conditions de l’action et de son efficace, tente de penser sous le terme d’occasion, que nous pouvons concevoir comme conjoncture. Du coup cette causalité complexe oblige à se départir du temps, tel qu’il est élaboré à partir de l’imagination des conjonctions entre des mouvements dont l’un (le mouvement du soleil) sert de référent, au profit d’une durée conçue comme perpétuation de l’existence d’une chose. Si la durée est solidaire de l’existence des choses existantes, et si celles-ci sont déterminées à être et à être ce qu’elles sont par les relations nouées avec les autres choses, alors elle ne peut être indépendante des rythmes et des rencontres qui se nouent entre les choses (p. 178-179).
Pour en rester au domaine des pratiques humaines, un tel concept s’oppose à l’image d’un temps linéaire, référentiel fixe « dans » lequel passe l’histoire orientée vers une réalisation qui lui donne sens (ce qui constitue le moderne schéma de l’idée de progrès). Il lui substitue des durées différemment rythmées, déterminées dans leur nécessité par des rencontres multiples et aléatoires, impossibles à totaliser sous une notion unique, donc ne pouvant pas apparaître comme processus de réalisation d’un sens. La philosophie de l’histoire est renvoyée au récit mythique du devenir (de l’humanité ou d’une nation), au profit d’une histoire qui s’efforce d’enquêter, jamais de façon exhaustive, sur le « tressage aléatoire de nécessités » (p. 180) en vue d’expliquer persistance dans l’existence ou disparition de telle ou telle société. Connaissance jamais complète, d’une part parce que les connexions s’enchaînent à l’infini, d’autre part parce qu’elle est soumise aux conditions matérielles de son effectuation, autrement dit parce que l’histoire s’écrit la plupart du temps du point de vue des vainqueurs, ne serait-ce que parce que ceux-ci détruisent plus ou moins les traces des vaincus. Cette conception « antihumaniste » du temps fonde aussi une pratique politique qui rejette tout recours à un modèle de société idéale, et considère comme imaginaire le thème d’un législateur unique fondant d’un seul geste une société parfaite. L’enjeu, pour nous, est d’essayer de comprendre comment le pouvoir est concrètement lié à ceux sur qui il s’exerce, donc quelle connexion détermine, hic et nunc,les « événements » (accidenti chez Machiavel), afin de pouvoir au mieux régler les conflits passionnels, éclairer la manière dont les possibles apparaissent. « La nécessité n’enlève pas mais pose la liberté » pensait Spinoza. Morfino éclaire cette formule de façon nouvelle en la rapprochant de celle de Machiavel : la vertu ne peut supprimer la fortune, mais elle peut « ourdir les fils de sa trame ». La question de l’action est alors celle du « degré de puissance dans l’espace ouvert et aléatoire de la conjoncture » (p. 165). Toute la question est alors de connaître au mieux cette conjoncture ou connexion.
On comprend ainsi que le livre de Morfino n’est pas écrit pour les seuls historiens de la philosophie, mais qu’il fournit des outils conceptuels nécessaires à notre appréhension de la politique contemporaine en nous aidant à penser la politique sans l’ombre théologique que la philosophie de l’histoire projette sur elle et en élaborant certains des concepts utiles pour concevoir ce qu’est une conjoncture. Tel qu’il est « relu » par Machiavel, le texte de Spinoza change d’allure. Là où l’on trouvait des modèles de constituions stables, ce que l’on pouvait prendre pour figures de l’Etat idéal, on a une théorie du conflit, de la précarité de l’État comme de toutes choses finies : le durable n’est que ce qui a été construit de manière à pouvoir résister aux causes d’effondrement présentes nécessairement en toute société. C’est de celles-ci qu’il faut partir pour penser en politique de façon rationnelle. C’est pourquoi nous devons nous efforcer de prendre ensemble Spinoza avec Machiavel.
par Gérard Bras [07-11-2012]

Lire la totalité de l'article Gérard Bras, « Machiavel et Spinoza, le temps d’une rencontre », La Vie des idées, 7 novembre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Machiavel-et-Spinoza-le-temps-d.html